Matthias Lehmann : Chumbo

Un père qui saura répugner les âmes les plus répugnantes, une mère empêchée par ce même père, et leurs enfants, Severino, Ramires, Adélia, Úrsula et Berenice, qui tenteront vaille que vaille de s’en sortir, avec plus ou moins de succès. C’est le portrait tendre et cruel de cette famille déclassée de Belo Horizonte que nous propose Matthias Lehmann, auteur franco-brésilien, avec, en toile de fond, la grande histoire du Brésil, pays-continent, faite de bonds en avant et d’éternels retours.

Il a fallu à Matthias Lehmann trois ans et demi de travail pour brasser plus d’un demi-siècle d’Histoire collective et familiale. Débutant en 1937, Chumbo cartographie d’un même élan l’âme de ses personnages et l’État du Minas Gerais, mêlant l’intime et la démesure dans des compositions fourmillantes de trouvailles graphiques.

Alors que La Favorite observait le quotidien entravé d’un enfant prisonnier d’une famille toxique, Chumbo ouvre les horizons pour approfondir cette étude de la cellule familiale et en faire apparaître les déterminismes. La famille, l’amour et la ville sont autant de prisons qui enferment les corps des personnages. Matthias Lehmann installe un huis clos dans un espace immense où les perspectives s’amenuisent selon le genre, la condition sociale, la religion ou le sens du devoir. 
À l’exemple du personnage inspirant de Iara, l’émancipation s’affirme comme un combat de haute lutte qui exige des armes concrètes ou symboliques, qu’il s’agisse de soutenir ou renverser la dictature militaire, de subvenir aux besoins de sa famille ou de s’en départir.

Par le biais de la littérature, la presse, l’architecture, les paysages, la musique et même le football, Matthias Lehmann nous offre une expérience sensible de la ville de Belo Horizonte au XXe siècle, théâtre de toutes les aventures de Severino, témoin de son acné juvénile comme de sa consécration en tant qu’écrivain.
Jalonné de dessins satiriques et de coupures de presse, le récit ne manque rien des événements politiques qui bouleversent le cours de la vie des personnages. Le coup d’État de 1964 et les 21 années de dictature militaire ont provoqué une polarisation de la société brésilienne qui se retrouve, comme un symptôme, au sein de la famille Wallace. Mettant à jour le processus historique à l’œuvre dans la formation d’une idéologie d’extrême droite, concrétisé en 2019 avec l’accession au pouvoir de Jair Bolsonaro, les engagements de l’auteur sont palpables. Dans un pays qui a fait d’« ordre et progrès » sa devise, on constate lors d’une séance fictive de formation à la torture que le maintien de l’ordre peut s’opérer au détriment du progrès et le progrès se conquérir au prix du désordre.